Mise au point : L'important rôle de la civilisation islamique dans la richesse culturelle de l’Europe


L'islam, ou plus précisément les amalgames établis autour decette religion, occupe, depuis quelques années, une placeprépondérante dans les médias français. Mais ceux-ci n'ont-ils pas tendance à amplifier tous sujets touchant à l'islam (1) ? Les grostitres alarmistes ne manquent pas d'effrayer et participent à l’élargissement d’une brèche qui s’ancre de plus en plus dans lesesprits : celle d’un l’Islam considéré comme un adversaire de lacivilisation occidentale (2). En témoignent, par exemple, certaines couvertures de presse, titrant respectivement : « L'Occident face à l'islam » et « Cet islam sans gêne » cette dernière associant l'islam au voile intégrale et à la protestation. Quelle conséquence sinon alarmer le lecteur peu ou mal informé sur cette religion qui est également une grande civilisation ? Dans L'islam en Europe (3), Jack Goody remet totalement en question l'idée d'une opposition radicale Orient/Occident: au contraire, ces deux aires géographiques et culturelles se sont, tout du long de leur développement, mutuellement influencées. Ainsi « l'Islam fait partie intégrante de la tradition européenne » (4). L'ébauche de l'Europe actuelle, entamée dès le Moyen Age, a avant tout été permise par les interactions entre l'Occident, le Monde Musulman et le Monde Byzantin. Prendre en compte les racines chrétiennes est bien entendu légitime, mais on ne peut se cantonner à ce seul aspect.

 

I. Aspects socioculturels

 

Le passé de l'Islam, et plus précisément la période médiévale -avec l'affirmation en force de ce nouveau monothéisme- présente des caractéristiques essentielles à la compréhension des relations entre l'Islam et l'Europe. Quels ont donc été ces apports culturels de l'Islam médiéval en Occident ? L'Islam a,certes, redécouvert les savoirs -oubliés, perdus ?- de l'Antiquité. Mais loin de se limiter à de "simples" traductions du grec au syriaque puis à l'arabe, l'Islam a permis l'approfondissement et l'enrichissement de ces savoirs antiques. C’est l’épanouissement d'une véritable culture arabo-islamique-arabe par la langueservant de véhicule commun aux peuples, et, islamique par son organisation, de plus en plus centrée autour des musulmans dont la pensée vivante et novatrice permet une plus grande ouverture au monde.Le désir de rivaliser avec l'empire byzantin, l'intérêt pour les sciences et la notion de l'honnête homme reconnu pour ses connaissances se conjuguent pour impulser une dynamique.


(1) : Conventionnellement, le terme « Islam » désigne la civilisation islamique et « islam » la religion, il faut ici comprendre l’Islam en tant que religionmais également en tant que civilisation.

 

(2) : A ce titre on peut noter l’influence de l’ouvrage de Samuel Huntington, Le choc des civilisations et la refondation de l'ordre mondial, éditions Odile Jacob, Paris, 2000, hors de la sphère scientifique, nourrissant notamment dans la presse à scandale, une peur inconsidérée de tout ce qui touche auxdomaines culturels non occidentaux. Cette influence de Huntington demeure encore réelle de nos jours, malgré notamment les preuves de « sonusage de l’Histoire, parfois erronée ou particulièrement déformée » (Georges Contogeorgis, « Samuel Huntington et "le choc des civilisations"."Civilisation religieuse" ou cosmo système ? », In: Pôle Sud, N°14 - 2001. pp. 107-124).

 

(3) : Voir Jack Goody, L’islam en Europe, Histoire, échange, conflits, éditions La Découverte, Paris, 2006. Ou le compte-rendu de ce livre par Leveau Rémy.« Jack Goody. L'islam en Europe. Histoire, échanges, conflits », in Politique étrangère, 2004, vol. 69, n° 4, pp. 869-870.


Celle-ci peut enfin s’affirmer dès la fin des conquêtes et la consolidation de l’empire (4). Les foyers de science et de philosophie hellènes se retrouvent rapidement sous influence musulmane : Alexandrie, pour ne citer qu’une desplus essentielle, est, dès le IIIème siècle avant notre ère, un pôle de créativitéscientifique en langue grecque. L’extension islamique en terres byzantinespermet aux arabes d’entrer en contact avec les oeuvres antiques (5).

 

D’immenses bibliothèques sont alors construites dans le but de traduire l’essentiel des textes ; c’est le cas de la Maison de la Sagesse fondée par lecalife Al-Mamun. Ces bibliothèques, tout en étant des lieux de conservation et de copie des manuscrits représentent avant tout des espaces derencontres et d’échanges. En effet, la science arabe recherche avant tout une utilité sociale ; le savoir étant destiné à être partagé.

 

II. De la science théorique à la science expérimentale

 

La science arabe s’exprime alors par une conception rationnelle du monde et de l’homme, à l’aide deraisonnements expérimentaux. Alhazen, grand scientifique iranien, a ainsi découvert le fonctionnementde l’oeil humain grâce à sa méthode de travail tout à fait novatrice : tester systématiquement la validitédes théories par des expériences. C’est le premier pas vers ce que nous appelons désormais la scienceexpérimentale. Parmi les textes grecs redécouverts figurent, au premier plan, ceux d’Aristote. Joignant philosophie, métaphysique et physique, ne fut-il pas un des premiers à offrir une théorie de la science etune organisation générale des savoirs ?

 

Tout en reprenant les relations entre les différentes sciences établies par Aristote, les philosophesarabes contribuèrent à l’enrichissement de cette organisation : la médecine sera désormais intégrée à lacatégorie des sciences et non plus des arts.

 

Outre ces influences aristotéliciennes, les scientifiques arabes approfondissent leurs théories etpratiques médicales, à l’aide des textes d’Hippocrate (Vème/IVème av J- C) considéré comme le père d’unemédecine rationnelle, mais également grâce aux oeuvres de Galien posant les bases de la pharmaceutique actuelle. D’autres grands ouvrages de mathématiques sont également repris comme ceux d’Euclide, de Pythagore ou de Thalès puis retravaillés : naissance de l’algèbre ou encore de latrigonométrie…


(4) : D’après une source restant, au demeurant, incertaine : le Répertoire d’Ibn al-Nadîm, les entreprises de traduction en arabe auraient débuté dès l’époque Omeyyade, c’est-à-dire avant même la fin définitive des conquêtes-l’Islam/islam apparaissant en l’an 622 de notre ère, les premières conquêtes hors d’Arabie commencèrent à la mort du Prophète (632) et plus précisément après la première guerre civile sous le premier califat d’Abu Bakr (632-634). La dynastie des Omeyyades fut ensuite marquée par une reprise des conquêtes après la « Grande Discorde » (655-660). Néanmoins, l’activité de traduction se serait véritablement intensifiée entre le IXème et le XIIIème siècle sous la dynastie des Abbassides.

 

(5) : La conquête d’une partie des terres byzantines se déroule, dans sa grande partie, entre 634 et 644.


III. Extension de la culture arabo-islamique en Occident

 

Ce nouveau souffle apporté aux sciences antiques fut exceptionnel et ne put se contenir dans un seul espace. Cet essor culturel islamique va rapidement se diffuser à travers le monde entier. Les échangess’effectuent alors de manière privilégiée entre l’Occident et l’Islam dans les zones de contact entre les deux mondes : l’Espagne musulmane, la Sicile ou encore certaines grandes villes d’Italie comme Venise. L’enrichissement de la culture arabe se retrouve ainsi indissociable à celui de la culture latine. Bien que la part culturelle transmise à l’Occident soit relativement limitée au regard de ce qui a été repris par les savants arabes, celle-ci représente une contribution décisive au moment où la science européenne prend à son tour son envol. C’est bien aux alentours de l’an mil que l’Occident connait un éveil. Les besoins intellectuels se font alors jour et l’impératif d’avoir recours à des savoirs jusque-là inconnus devient évident : ce sont alors dans les bibliothèques arabes que ces nouveaux éléments sont découverts. Débute ainsi la longue période qui accompagne l’essor de l’Occident du Xème au XVème siècle, avec le temps des grandes traductions médiévales de l’arabe au latin. Ainsi, la science arabe, tout en l’accompagnant, a contribué au développement de la science européenne qui se déploie pleinement cinq siècles après les premiers échanges entre l’Islam et l’Occident. Avec l’élan donné par la Renaissance, émerge ce que l’ona ppelle désormais la science moderne occidentale. Celle-ci n’aurait jamais pu voir le jour sans l’apportd écisif des savoirs scientifiques de la civilisation islamique.

 

En ce sens, l’Europe actuelle est, en partie, l’héritière du legs culturel arabe. De ce constat fait même, n’est-il pas nécessaire de nous intéresser d’avantage au passé de l’Islam et à l’histoire de ses relations avec l’Occident ? Ces notions semblent essentielles à la compréhension des relations actuelles et des débats qu’elles suscitent. Reconnaitre ces passerelles entre civilisations permettrait ainsi d’élargir nos horizons et de ne pas limiter nos réflexions à notre seul environnement social et culturel qui fonctionne à travers son propresystème de valeurs et de normes.

 

Zoom sur Ibn Hazm « homme de l’an mil et somptueux représentant du génie de l’Andalousie »

 

Né en 994 à Cordoue, Ibn Hazm dressa dans son ouvrage le Fisal, un immense tableau des religions qui demeura très longtemps inexploré et qui n’eut aucun écho en Europe jusqu’au XIXème. J’oriente donc les personnes intéressées par l’’histoire d’Al-Andalus vers les ouvrages de ce grand homme, auteur, entre autre, du Tawq al-hamâma (Collier de lacolombe sur l’amour et les amants). OEuvre poétique, mêlant à la fois réflexion politique et philosophique; Ibn Hazm élabore un ouvrage sur l’amour en accord avec un fort engagement politique : « ce livre d’amourfils d’une guerre civile » (1). En effet, il consacre une large part de sa jeunesse à lutter pour une cause politique ; le soutien à la dynastie Omeyyade de Cordoue et nous décritainsi la vie d’une grande maisonnée s’apparentant à la cour califale omeyyade, au moment où une guerre civile éclate, ruinant Cordoue et l’Espagne musulmane. Selon lui l’amour peut alors s’identifier à une guerre civile car l’amour en lui-même est une « fitna » : une sédition, un trouble. Cette oeuvre, traduite par notre professeur d’histoire médiévale ; M. Martinez-Gros, spécialiste des aspects politico-culturels de l’Espagne musulmane, fut peu diffusée au sein du peuple contemporain. L’auteur connut même une certaine persécution puisque ses livres furent brulés. Ce n’est que bien plus tard que fut redécouvert et recopié cet ouvrage pour la beauté de la langue et non pour le sens ; qui restait alors difficile à appréhender.


(1) : Prologue du Collier de la colombe rédigé par M. Martinez-Gros.


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